L’astronomie à corps perdu
L’astronomie à corps perdu

L’astronomie à corps perdu

Par une belle nuit d’été, marcher la tête en l’air, se coucher sur le dos dans l’herbe et se laisser envahir par le spectacle grandiose du ciel étoilé, est une jouissance sans pareille. L’immensité nous happe, toute cette beauté hypnotise, impossible d’en détacher les yeux. Ce gouffre du haut nous attire comme celui du bas mais il nous apaise bien plus qu’il ne nous effraie.

Cette expérience primordiale et forte chacun de nous l’a connue, elle a laissé une trace profonde, elle a fait de nous des scruteurs du ciel. Ce lien corporel avec la nuit étoilée nous l’avons gardé, bien difficilement, à l’écart de nos cités trop lumineuses. A l’œil, le meilleur instrument optique qui soit, nous avons voulu ajouter des prothèses : des jumelles au télescope le plus sophistiqué en passant par l’inévitable 114 Newton. Le trajet de l’astronome amateur est la réduction exacte de celui de l’humanité de Cro-Magnon aux astronomes du Monte Paranal en passant par la lunette de Galilée.

« Il n’y a entre vous et Saturne que quelques lentilles de verre  » voilà ce qu’on dit aux curieux de la nuit des étoiles qui se pressent pour regarder avidement le mystère dans le trou de serrure de l’oculaire. Bien sûr on prend soin de montrer auparavant l’objet à l’œil nu mais le moment attendu est celui où ils s’approchent de l’instrument, avec consigne de ne pas le toucher, pour une révélation un peu magique. Voir l’invisible non par une photo mais par une expérience sensible c’est ce qui fait le succès de ces manifestations .Néanmoins, de plus en plus, s’interposent des écrans d’ordinateur ou de vidéo projecteurs entre les visiteurs et les objets du ciel. Pourquoi s’en priver du moment qu’on garde la vision en direct ?

Du promeneur le nez en l’air du début à l’astrophotographe itinérant il y a de quoi remplir copieusement tout un véhicule avec les instruments, les contre-poids, les batteries, le matériel photo, l’ordinateur, la table, la chaise, les accessoires indispensables etc…On passe plus de temps à installer, régler et ranger tout ce matériel qu’à regarder le ciel. Passée la phase de mise en station il n’y a presque plus de contact physique avec l’instrument, ce sont la raquette de commande et l’ordinateur qui prennent le relais. L’activité est très chronophage et empêche l’observation à l’oculaire dont l’emplacement est d’ailleurs occupé par l’appareil photo ; de plus la météo nous oblige à un rendement minimum si on veut profiter des rares nuits propices. De là un éloignement progressif de l’observateur et de l’objet observé. On m’objectera qu’une fois  que la série de photos est lancée on a du temps pour observer à l’œil nu mais seulement si l’on n’est pas trop ébloui par les écrans qu’on a scrutés pendant des heures. Les astrophotographes en poste fixe dans une coupole sont encore plus éloignés et ne parlons pas des professionnels qui ne touchent plus du tout leur instrument. On le voit, la tendance générale au niveau individuel comme au collectif est à la perte du lien physique direct avec les objets du ciel. Du temps de Flammarion et même de Hubble on gardait  encore l’œil à l’oculaire.

Si l’astronomie reste une passion effrénée à « corps perdu » cela signifie aussi qu’elle est une discipline où le lien corporel est en voie d’être perdu. Ceci se manifeste particulièrement dans les tendances actuelles. La dématérialisation est quasi totale quand on peut piloter un télescope à distance par internet depuis son salon. E-telescope propose ce genre de service à l’amateur, on peut devant son ordinateur, chez soi et au chaud prendre des photos du ciel austral ou boréal en choisissant ses cibles, son moment, les lieux d’observation, le matériel employé dans la limite de l’offre. On peut en outre gérer tous les paramètres de suivi et de prise de vue. Les photos seront les vôtres moyennant quelques euros de location et un abonnement. Pour ceux qui aiment palper du tube, ou simplement posséder leur instrument il y a un pas psychologique à franchir ; mais si l’on y réfléchit bien, n’est-ce pas le seul moyen de pratiquer durant ces mois d’hiver à la météo déprimante dans nos contrées ou d’évoluer vers un matériel haut de gamme qui n ‘est pas à la portée de toutes les bourses ? Alors le désenchantement est-il au rendez-vous ? Pas sûr, la passion est toujours là, elle ne s’amenuise pas avec l’éloignement du télescope. Si l’on n’est plus propriétaire de l’instrument on l’est de la photo, du résultat, n’est-ce pas là l’essentiel ?

Le lien de propriété est en train de changer dans nos sociétés, ce qui importe c’est d’aller où on veut quand on veut et non pas de posséder une voiture. Pour l’instant le consumérisme ambiant nous pousse à acquérir mais le temps de la voiture collective n’est pas si loin, celui du télescope en partage est déjà là. A la saturation du matériel très connotée ancien monde on pourra préférer l’élégance immatérielle du tout numérique. Un temps viendra sûrement où les galaxies et les autres merveilles du ciel nous seront accessibles avec de simples lunettes de vue connectées. La fantastique nuit étoilée de Van Gogh sera alors revisitée et vécue par chacun d’entre nous.